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9 janvier 2019

Je sors ce long texte des commentaires où il est enfui.

Je sors ce long texte des commentaires où il est enfui. J'y parles de pourquoi, à mes yeux, Apocalypse World intègre les questions de consentement au cœur de sa conception.

Avertissement préalable : c’est la première fois que je formalise ces pensées, et je le fais sans recherches, ça va être un peu brut de décoffrage.

Ce que je vais chercher à vous démontrer, mesdames et messieurs du jury, est qu’Apocalypse World est un jeu qui dans sa conception a pris plus soin du consentement que la majeure partie des jeux de son époque (2010).

Alors, non, ce n’est pas le jeu le plus soucieux du consentement possible, même à l’époque. Des outils de consentement, qui sont souvent rangés dans la catégorie « outils de sécurité émotionnelle » existent depuis au moins 1997 (Kutt & Brems dans les larps nordiques). À vue de nez, les Lines and Veils sont formalisées par Ron Edwards en 2003. Bref ça existe, et même proche des Bakers. Meguey Baker et Emily Care Boss pas mal discuté sur les notions de Nobody Gets Hurt vs. I Will Not Abandon You. Je pense que Vincent Baker participait également à ces discussions (pfff, j’aimerais avoir des références précises, tout ça…). Et je pense qu’il a déclaré à un moment, suffisamment longtemps avant la publication d’AW un truc qui disait quelque chose : l’approche est la responsabilité du concepteur et concevoir pour du Nobody Gets Hurts, c’est mièvre (ceci n’est clairement pas une citation, mais l’idée devrait être là)(tu le sens le gros manque de recherche ?).

Tout cela pour dire que je pense que ces questions sont intégrées dans la conception d’AW et que ce n’est pas accidentel. (Oui, mesdames et messieurs du jury, cela veut dire également que là où ça n’irait pas, on ne peut pas invoquer l’ignorance. (Et puis est-ce que nemo censetur ignorare securitam de toutes façons ?) Mais, peut-être, la prise de risque, la transgression ou l’inscription dans une tradition. AW est un jeu traditionnel, après tout.

La question du consentement est présente à divers niveaux : le consentement (ou le choix) sur le tout, ou sur une partie, le consentement (ou le choix) avant la chose envisagée, la possibilité de retrait du consentement (d’un choix alternatif en cours de route), la bonne information sur ce à quoi on s’engage

De mémoire, là où AW (v1) ne fait pas vraiment mieux que les autres, c’est sur :
- le consentement a priori sur le tout : il n’est pas explicitement prévu de négociation du contrat social, de fixer des limites au préalable (Lines & Veils).
- le retrait du consentement en cours de route à la Carte-X n’est pas prévu non plus. (J’aurais tendance à dire que cette notion est de toutes façons un progrès plutôt récent et discrètement révolutionnaire ; socialement, rares sont les situations desquelles l’on peut se retirer après s’être engagé, même implicitement, avec facilité).

Il ne sort donc pas du lot ni en bien ni en mal sur ces aspects. Sur les autres, il fait nettement mieux.

AW a une division très nette sur qui a la responsabilité de quoi. Les joueuses contrôlent ce que leur personnage dit, pense, ressent, fait. Le MC contrôle le monde. Déjà cela évite beaucoup d’écueils. Pas de « tu as peur, tu fuis en lâchant tout ce que tu tiens en main », « tu es irrésistiblement attiré vers la cave », « ton personnage est désespérément amoureux », « tu ne sais pas pourquoi, mais tu ne peux pas lui refuser »… C’est un principe, et il est maintenu par les règles. Par comme beaucoup de jeu qui t’expliquent cette division de responsabilité et puis qui, plus tard, mettent des exemples, des conseils de jeu, voire de consignes de scénario qui vont dans le sens contraire. Ou, même, des règles style charme, séduction, intimidation, contrôle mental… qui vont contraindre le personnage sans laisser de choix à la joueuse.

Donc, tout ce que fait, dit, pense ou ressent le personnage reste de la seule responsabilité de sa joueuse, sans partage aucun. La question du consentement est, sur ce point, complètement désamorcée.

De même, pas question de jouer malhonnêtement avec les perceptions des personnages pour tromper les joueuses : il faut être honnête et complet, c’est textuellement dans les règles et à niveau d’importance élevé.

(Après, rien n’empêche qui que ce soit de jouer complètement autrement, de proposer à d’autres de jouer en prétendant qu’il s’agit d’AW tel que prévu, mais dans ce cas cela ne sert évidemment à rien de parler du jeu en lui-même…)

Sur la boucle de gameplay principale, les moments où le MC peut intervenir et ses possibilités d’actions sont soigneusement encadrées. En pratique, cela laisse déjà énormément de lattitude, mais c’est explicitement limité.

Le MC peut toutefois, dans le cadre de ces règles, infliger des choses absolument horribles aux PJ. Comme mentionné plus haut, le jeu ne prévoit pas de porte de sortie directe. Cependant, il y a une invitation forte (et bien portée par la culture de jeu anglo-saxonne autour d’AW) à être fair-play, à donner l’occasion aux joueuses de réagir avant de frapper leur personnage d’une fatalité. C’est le principe de soft move / hard move, qui n’est pas formalisé en ces termes dans les règles, mais bien présent, le MC étant invité à annoncer avant de frapper.

Sur cette notion de frapper, AW n’étant pas - conformément aux convictions de Vincent Baker – un jeu mièvre, le MC est invité à frapper aussi fort qu’il le veut, ce qui évidemment peut mener le jeu dans des directions risquées. La responsabilité repose ici sur ses épaules, par sur la conception. (Une malheureuse erreur de traduction de la VF fait qu’il est une seule fois écrit « aussi fort qu’il le peut », ce qui n’est pas l’intention de l’auteur.)

J’en viens au consentement sur les éléments : dans AW, contrairement à la plupart des jdr, une joueuse sait généralement exactement à quoi elle s’engage en décidant d’une action. Toutes les actions de joueur sont entièrement publiques, et précisent avec exactitude quand elle s’appliquent, et quels effets précis seront possibles dans chacun des trois (quatre) cas de figures prévus : 6-, 7-9, 10+ (12+).

Il n’y a pas de négociation comme dans de très nombreux de jeu à résolution de conflit / de tâche. Il n’y a pas une réinterprétation hasardeuse par le MC après le jet, forçant un résultat malgré l’action de la joueuse. Celle-ci sait exactement à quoi elle s’engage.

Deux cas particuliers sont discutable dans cette affirmation. Tout d’abord les actions de base (les plus génériques, accessibles à toutes et tous et sans contexte particulier) ne prévoient rien d’explicite en cas d’échec (6-), c’est au MC de tirer une action de sa liste limitative. C’est tout ce que la joueuse sait. Toutefois, avec un peu de stratégie, la joueuse jouera dans les forces de son personnage et la probabilité d’échec sera raisonnable (16 % avec un +2, 8 % avec un +3 ; scores qui sont assez facile à atteindre avec un cerner préalable ; l’aide d’un autre PJ peut également être enrolée). Et, surtout, à l’exception du jet de blessure, la joueuse ne devrait jamais être poussée au jet, donc à ce risque. (Elle peut, par contre, être amenée à devoir choisir entre la peste et le choléra.)

Le second cas particulier, moins fort, est celui de l’action act under fire, où le résultat du 7-9 doit être improvisé par le MC. Toutefois, l’improvisation est encadrée par l’action, qui donne des consignes au MC, il y a un choix de la joueuse, et comme il s’agit d’un action malgré tout réussie, le risque d’une interprétation problématique me semble très réduit.

Et cela me permet d’arriver enfin au point soulevé par le Pr ++++ : ce sont les cibles des actions qui choisissent les conséquences. Oui, on peut tenter de forcer la main à quelqu’un par la violence, par la séduction, la manipulation, les étranges pouvoirs d’un céphale, mais c’est toujours la victime qui choisit. Les dés décident de l’ampleur de l’impact, mais c’est la joueuse cible qui choisi la nature de l’effet, y compris, toujours, de ne pas céder.

Reste la question des questions qui peuvent être posées aux joueuses, soit par le MC dans certaines circonstances, soit par d’autres joueurs en cernant le personnage ou, de nouveau, par la médiation du maelstrom psychique. Certaines questions peuvent être perçues comme violentes, il n’y a aucun doute. Toutefois, d’une part les questions venant du MC sont des questions venant de la transparence du jeu : ce ne sont pas des personnages qui apprennent des choses sur un personnages, ce sont les joueuses. Ce qui, pour moi, change complètement la nature de la chose. Hors, ce sont généralement les questions les plus intimes, les plus bousculantes. Restent les questions des autres joueuses via les actions de leur personnages. On est bien, là, dans du PvP qui pourrait être malaisant. En pratique, toutefois, les questions posées sont pragmatiques. Ce qui peut poser problème, c’est la réponse que la joueuse a imaginé. C’est son entière responsabilité. Et à chaque question, les réponses « non », « rien » ou « je ne sais pas » sont entièrement valables. Elle ne génèrent souvent pas beaucoup de jeu, et elles deviennent des faits établis de la fiction, mais aucun des deux n’est très génant ou ne devrait être un obstacle en cas de malaise : la joueuse n’est pas forcée à aborder quelque chose qu’elle ne désire pas.


Voici, Mesdames et Messieurs (et personnes au genre ambigu ou dissimulé), pourquoi j’estime qu’Apocalypse World est un jeu que l’on peut remarquer pour son traitement attentif des questions de consentement. Et, comme je l’ai dit en introduction, je suis convaincu que ces vertus furent volontairement intégrées au coeur de la conception du jeu.

6 commentaires:

  1. C'est assez intéressant même si personnellement je pense que le débat est essentiellement "ailleurs". Je ne pense pas que fondamentalement ce soit une affaire de consentement et de "pacing" entre joueurs mais plutôt une relecture à la fois plus rigoureuse et plus souple (oui, c'est paradoxal de prime abord) du partage d'autorité entre le meneur (ici le MC) et les joueurs par rapport au JDR "traditionnel" mais aussi sous la dimension liée à "l'autorité partagée" mais aussi exclusivement entre joueurs s'agissant justement de cette "autorité partagée" (ie la part "story game" du jeu).
    S'agissant du premier, comme tu le notes parfaitement, les "JDR à papa" ont cette tendance à mettre le meneur au-dessus de tout et à lui donner (en tout cas dans une conception devenue, sans doute à tort, classique) la possibilité d'empiéter sur "ce qui est relatif" aux personnages-joueurs (ce que tu notes : "Ah mais non, ton personnage ne peut pas vouloir faire ça" etc.). AW a cette grande qualité, je trouve, de parfaitement définir le rôle et le périmètre de compétences de chaque "joueur" (y compris donc le meneur) et, tour de force, y compris d'ailleurs lorsqu'il met en avant les éléments d'autorité partagée - quand bien même nombreux sont ceux qui font dire au jeu ce qu'il ne dit pas (je pense aux fameuses questions ouvertes).
    S'agissant du second (entre joueurs), c'est ici plus classique en réalité mais le fait de bien délimiter cette zone de compétences vient bien évidemment de l'articulation de l'autorité narrative partagée (le mode "story game") qui permet d'étendre assez loin le pouvoir narratif des joueurs et/mais qui nécessite de mettre une limite lorsqu'on atteint la zone d'un autre joueur et c'est là que tu y mets, toi du consentement (ce que je ne nie pas en réalité) alors que fondamentalement, je pense qu'il s'agit plutôt de... euh... d'ownership ? Ma référence serait ici la limitée imposée dans Swords Without Master d'E.Ravachol (tu peux aller aussi loin que tu veux dans ta narration jusqu'à la limite de ce qui touche à un autre PJ) ou formalisée dans différents storygames (je pense notamment au concept d' "Ownerhip" dans Questlandia).
    Et à mon avis, en termes de game-design (mais c'est complètement sucé de mon pouce hein), je pense que la finalité de tout ceci est moins lié à cette notion de consentement (qui est plus un outil, assez logique du reste, de mise en oeuvre de ces "concepts") qu'à une conception formalisée du rôle de tous les joueurs (y compris le MC) dans un jeu mêlant le traditionnel (partage MC/PJ) et l'autorité narrative plus ou moins partagée entre tous les joueurs (y compris le MC là encore).
    Enfin, c'est ce que ça m'inspire en tout cas !

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  2. Merci Gherhartd pour avoir pris la peine de développer ton point de vue ! Je crois que Rahyll résume bien le fait que cette notion d'ownership est ce qui permet la sécurité émotionnelle, puisqu'en gros, avoir le dernier mot sur son personnage, c'est se prémunir efficacement et d'une façon très socialement acceptable, des abus. Je suis moins convaincu du fait qu'AW dans le texte parvienne à préserver cette notion d'ownership, mais c'est compliqué d'argumenter à partir d'une expérience limitée (2 parties en PJ, 2 parties en MJ, deux lectures du livre) et, n'ayant plus le livre (et ne voulant de toute façon pas m'infliger une troisième lecture), je vais être dans l'impossibilité d'argumenter clairement pour étayer ma conviction. Pour moi le jeu reste toxique, ça tient au gros niveau de violence (physique, psychologique, sexuel) entretenu par quelques livrets (le céphale, le taulier, le chien de guerre pour ne citer que les plus extrêmes) et aussi au niveau de violence entretenu pour les MJ (tu sais que si tu as le malheur de t'attacher à quelqu'un, il va devenir une cible) sans que ça ait vraiment un sens dans la narration (absence de "trade" clair) à part le fait de t'infliger un max de souffrance morale. et bien sûr, comme tu le relève justement, l'absence totale d'outils plus classiques de sécurité émotionnelle, pour un jeu a peu près aussi bourrin dans ses thématiques que Bloodlust, couplé à un immersionnisme qu'on sait assez toxique en matière de sécu émotionnelle, bref tout ça me fait dire que, peut-être à sa sortie, AW est dans la moyenne haute, mais il est clairement aux fraises comparativement à des jeux plus vertueux en la matière de son temps et encore plus du notre, pour lequel l'ownership est juste le commencement de la sécurité émotionnelle. Tout ça pour dire que si on souhaite réaliser un PBTA en 2018 avec des thématiques dures, il convient d'aller plus loin que le modèle en matière de SE. Beaucoup plus loin. Je ne m'exprimerai pas sur AW2, que je n'ai ni lu ni testé.

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  3. Pour moi, la sécurité émotionnelle n'est pas du tout au coeur d'AW. Je dis pas que V. Baker n'en avait rien à foutre (du moins à l'époque) mais je pense que ce n'est pas du tout implémenté et le jeu s'inscrit clairement dans son contexte des jeux "trash" (toute proportion gardée d'ailleurs) de Vincent à l'époque (Dogs, Poison'd, Kill puppies etc.)
    Note que la V2 ne corrige rien du tout de ce point de vue (là encore, c'était pas le but)
    En revanche, il me semble qu'il travaille sur une version plus "soft", plus "teenage", d'AW, notamment avec des livrets alternatifs... Du moins, il me semble que j'ai vu passer un draft là dessus.

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  4. Oui, oui, c'est bien sûr de l'ownership à la base Damien Rahyll, sans aucun doute. Mais c'est comme aux échecs, un bon coup ne sert pas qu'un but. Je pense qu'étant donné les préoccupation manifestées par les auteurs à l'époque, les autres thématiques liées visibles dans le jeu (le sexe, le queer) et la (une des) profession de Meguey, ce serait étonnant que rien dans tout cela ne soit volontaire. Par contre je crois volontier que cela soit plus pour "fournir une expérience de jeu optimale en synthétisant les bonnes pratiques" que pour "spécifiquement veiller à la sécurité émotionelle".

    Évidemment d'accord sur le côté partage d'autorité, il n'y a qu'à voir avec quelle facilité AW bascule en MCless.

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  5. Au niveau de la sécurité émotionnelle, c'est pas compliqué, "by the book", c'est inexistant. La seule mention présente c'est le rated "R Language, Sex, Violence" en page de garde. C'est tout...
    (mais je plussoie toutes les mentions sur l'implication des Baker sur ce sujet en dehors du jeu).

    Pour ce qui est du "double effet" ownership/consentement, désolé Gherardt mais je ne suis pas convaincu. Pour moi, associer ça à une dynamique du consentement c'est une relecture interprétative avec un effet de levier lié à l'outil plutôt qu'à la finalité.
    Pour moi tout est affaire d'ownership dans un système à autorité narrative partagée, le "consentement" (relatif du reste, il n'est pas uniformément présent dans le jeu) n'est qu'un mode de validation pour certains mécanismes, lié justement à ce "partage" (et au positionnement initial de Baker sur la façon d'appréhender le/son jdr : " ... is a conversation").

    EDIT : Ce qui ne retire en rien l'intérêt qu'on peut trouver à faire et à partager cette relecture, cela dit...

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